Dans cette édition 2023, nous vous proposons de plonger dans
différents Regards,
portés par des expert.e.s, artistes et autres
penseur.euse.s.
À l’invitation de la Fondation Leenaards, ils et elles offrent
leurs réflexions
personnelles et inspirantes sur des sujets liés aux domaines
d’action de la Fondation.
Blaise Willa
Depuis le Covid, les crises semblent se succéder sans
fin dans nos sociétés : l’inflation, le climat, la
guerre en Ukraine et, depuis peu, la crise bancaire.
Cela suscite-t-il globalement plus de solidarité entre
les individus ou, au contraire, un sursaut marqué
d’individualisme ?
Sandro Cattacin
Les crises sont multiples, à l’évidence, et soumettent
l’individu à une accélération de l’indéfini : on ne sait
pas ce qui nous arrive, contrairement à avant, lorsque les
crises touchaient toute la population. Je veux parler ici
des crises historiques, survenues dès la fin de la guerre
ou à la fin des années 1960, lesquelles demandaient toutes
un effort et une mobilisation générale pour s’en sortir
collectivement. Depuis les années 1980, nous assistons à
une accélération des crises en parallèle et de manière
singulière : elles ne touchent pas tous les mêmes secteurs
d’activité ou les mêmes domaines en même temps. De fait,
elles se superposent et ne sont plus vécues comme des
temps collectifs. Et cette superposition permanente crée
un sentiment global : même s’ils ont un travail, s’ils
gagnent bien leur vie, s’ils ont un appartement et
s’entendent bien avec leurs enfants, les individus ont le
sentiment diffus d’être en permanence dans une société en
crise.
Les crises sont multiples, à l’évidence, et soumettent l’individu à une accélération de l’indéfini […]. Les individus ont le sentiment diffus d’être en permanence dans une société en crise.
B. W.
On vit donc aujourd’hui toutes les crises, mais de
manière individuelle ?
S. C.
Oui. Depuis quarante ans, la crise est bel et bien vécue
comme une crise individuelle qui touche personnellement, à
des moments différents. Il n’est dès lors pas toujours
possible d’en parler ou de partager son ressenti avec sa
famille ou ses proches qui, eux, évoluent dans d’autres
contextes. Une partie importante de la population quitte
donc le discours collectif pour rejoindre un discours
davantage fondé sur l’expérience subjective, qui porte sur
sa propre souffrance et sa propre manière d’être au monde.
B. W.
De ce fait, la solidarité avec les autres n’est plus
évidente…
S. C.
En effet, elle change, car certains vont bien et d’autres
non. Dans le cas d’une guerre, tout le monde doit
s’investir pour le bien de tous. Dans la crise économique
des années 1970 par exemple, les gouvernements ont engagé
de l’argent pour financer la restructuration. La Suisse,
elle aussi, a dû réagir, mais sans trop investir : elle a
« juste » renvoyé les Italiennes et Italiens dans leur
pays d’origine et les femmes au foyer. Aujourd’hui, c’est
différent : avec cette superposition de crises émerge la
responsabilisation individuelle, qui a un effet sur
l’interprétation de la situation personnelle. Dans ce
contexte, les syndicats ne peuvent plus agir de la même
manière qu’avant en martelant « mettons-nous ensemble ! ».
Car la personne qui a perdu son job vit cette épreuve
comme un problème avant tout personnel.
B. W.
Dans quel domaine perçoit-on principalement cette
tendance ?
S. C.
Observez le monde du travail : on perd et on change de job
à des rythmes inouïs depuis les années 1970. Les
générations précédentes vivaient totalement différemment :
on occupait sa place de travail toute sa vie et il
dominait alors une certaine stabilité sociale. On vivait
dans un lieu, on se sédentarisait, les amis et la famille
appartenaient tous à un même endroit. Avec la mobilité qui
est attendue chez chacune et chacun aujourd’hui, on doit à
tout instant recréer de nouvelles formes de sociabilité,
que chaque individu est responsable de construire, de
manière proactive. Les noyaux les plus intimes que sont la
famille ou les amis sont eux aussi dans cette logique de
mobilité, tant au niveau des lieux que des types de
métiers, qui ne sont plus fiables et garants de
permanence. Par ailleurs, on ne peut plus construire sa
vie au travers de son mariage et de la personne que l’on a
épousée : les divorces relèvent de la normalité et la
famille recomposée est désormais la règle. On ne ressent
donc plus de stabilité nulle part et les étapes de vie
sont autant de défis et d’épreuves continuelles à
affronter. La famille, qui donnait tout au long de la vie
de nombreuses réponses aux questions que l’on se pose,
n’est plus un lieu de ressources. Je dirais même que les
valeurs qu’elle véhicule ne permettent plus de répondre
aux épreuves que les gens traversent aujourd’hui.
B. W.
Que se passe-t-il alors à l’échelle de l’individu
?
S.C.
Il devient plus réflexif et sa personnalité évolue. Il
doit désormais se construire toute sa vie durant.
Autrefois, tout était posé à l’âge de 25 ans. Aujourd’hui,
l’individu est exposé à des épreuves qui exigent sans
cesse qu’il se détermine sur les notions de juste ou de
faux, sur ses valeurs propres. Il doit s’émanciper pour
devenir une personnalité unique, avec ses référents, ses
expériences et les épreuves qu’il doit surmonter.
Autrefois, tout était posé à l’âge de 25 ans. Aujourd’hui, l’individu est exposé à des épreuves qui exigent sans cesse qu’il se détermine sur les notions de juste ou de faux, sur ses valeurs propres.
B. W.
Cette individualisation forcée ne met-elle pas en péril
l’agir-ensemble, autrement dit la notion même de projet
collectif ?
S. C.
Dans une société qui perd une orientation commune, il
devient difficile de construire des projets, c’est vrai.
Mais en même temps, nous voyons l’émergence d’une nouvelle
génération qui parvient à faire de la politique. Comment
agit-elle ? En s’énervant ! En ayant l’impression que
personne n’agit pour le collectif, que personne ne prend
en charge les vrais problèmes qui seront les siens demain
; cette génération sort ainsi de sa logique passive et
change de discours. « Assez de tous ces individualistes
qui se regardent le nombril ! lance-t-elle aujourd’hui.
Agissons ! » C’est dans ce contexte que la crise
écologique a émergé comme thème principal. Tous ces jeunes
dont les parents ont dit qu’ils devaient se faire
eux-mêmes, qu’ils étaient seuls et devaient construire
leur propre vie et faire leurs propres choix ont
soudainement eu un thème collectif à explorer.
B. W.
Ces mouvements sociaux ne naissent donc pas d’un besoin
de solidarité face à la crise, mais plutôt autour de
thèmes fédérateurs…
S. C.
Oui et c’est une nouvelle manière de créer des mouvements
sociaux, vécus très pragmatiquement. La souffrance,
réelle, est partagée collectivement et mise en scène par
les médias sociaux, mais elle reste individuelle : elle
part du principe que l’on souffre comme individu d’abord.
Ces nouveaux mouvements subjectivants, égoïstes en quelque
sorte – les ego mouvements comme je les appelle –
ont des caractéristiques intéressantes : la mise en
évidence par les médias sociaux d’une colère et d’une rage
communes devant l’inaction du collectif, qui débouchent
sur des actes publics parfaitement rationnels. On a donc
aujourd’hui les premiers signes de mouvements organisés
qui mettent sur pied des actions dans l’espace public,
avec une excellente stratégie qui fait penser aux actions
de Greenpeace. Du reste, les journaux en parlent comme des
mouvements contestataires. Si des phases de leur action y
font penser – comme la souffrance, la rage, puis la
rationalisation –, la manière est différente : ils passent
par cette subjectivation.
B. W.
Quels sont les autres thèmes qui ont ce pouvoir
fédérateur ?
S. C.
Il y a deux autres thèmes qui ont agi de la même façon. Le
premier, c’est l’assassinat de George Floyd en 2020, la
dénonciation des violences policières qui a suivi et la
naissance du mouvement Black Lives Matter.
L’autre, c’est le mouvement #MeToo, qui a dénoncé
les discriminations et violences subies par les femmes.
D’une certaine manière, ces quatre dernières années, on a
assisté à l’émergence de trois des quatre grandes
thématiques de mouvements sociaux nés en 1968 : la
solidarité, le féminisme et l’écologie. Le quatrième thème
a rejoint les rangs récemment, quand Poutine a déclenché
la guerre en Ukraine.
B. W.
Peut-on comprendre le désarroi que ressentent parfois
les générations les plus anciennes devant cette
souffrance coalisée ? Elles rêvaient d’un Grand Soir et
les voici pointées du doigt… Y a-t-il un moyen de
réconcilier les plus anciens et les plus jeunes
?
S. C.
Moins on essaiera de le faire, mieux cela vaudra ! C’est
quand même la génération des boomers qui est, selon les
jeunes, responsable de tous les problèmes auxquels ils
doivent faire face aujourd’hui. Et ils ont raison en
grande partie. Les boomers peuvent bien sûr donner un coup
de main, mais ils doivent aussi comprendre qu’ils ne
peuvent plus avoir une position de leadership ou de moteur
! Ce n’est plus eux mais cette nouvelle génération qui va
changer le monde. Les autres peuvent regarder, soutenir,
mais surtout ne pas essayer d’empêcher ou de lutter contre
ce mouvement. Je suis souvent sollicité pour parler de ces
jeunes et de leurs actions publiques, comme ce récent jet
de soupe sur une toile de Van Gogh. Observez cependant :
l’action est bien organisée, ses autrices et auteurs
savent parfaitement qu’ils ne vont rien détériorer, tandis
qu’ils filment l’action de façon professionnelle. Ils sont
là en fait pour énerver, susciter le débat et le conflit.
B. W.
Comment dès lors peuvent-ils agir sur le monde
?
S. C.
Contrairement à 1968, qui misait sur le communautaire, ces
mouvements sociaux exigent que le changement commence au
niveau de l’individu lui-même, via son propre
comportement. Il y a chez ces jeunes un sens moral très
fort du « juste » et du « faux » qui doit être vécu au
quotidien. Nous n’avons pas affaire ici à un intellectuel
bourgeois qui parle de révolution et qui dit aux ouvrières
et ouvriers ce qu’ils devraient faire, mais bien à un
jeune qui s’engage et dit « moi, je ne mange plus de
viande » ou « je ne prends plus l’avion ». Ces
engagements, très moralisants comme le sont les discours
végans, sont très efficaces et ont des résultats rapides
et directs, que ce soit sur les parents, qui changent leur
alimentation, ou sur les CFF, qui rouvrent des trains de
nuit. La manière dont se développe la société est donc
impactée et tout se joue dans une forme de décélération.
Il y a là un retour à une forme de simplicité et aux
valeurs locales que la crise du Covid a d’une certaine
manière entérinées : oui, il est possible de vivre dans
son propre quartier, de découvrir son boulanger, oui, il
est possible de vivre sans voiture et de privilégier le
télétravail.
Contrairement à 1968, qui misait sur le communautaire, ces mouvements sociaux exigent que le changement commence au niveau de l’individu lui-même, via son propre comportement.
B. W.
Vous parlez souvent des concepts d’appartenance et de
territorialité. Comment entrent-ils en jeu ?
S. C.
Ils interviennent avec la redécouverte du local, déjà
postulée dans les années 1990 avec
The Network Society du sociologue Manuel
Castells. Plus on déstructure les logiques d’appartenance
traditionnelles – à l’égard de l’État, de l’entreprise ou
de la famille –, plus on globalise et plus on cherche une
dimension qui nous soit compréhensible, immédiate et sur
laquelle on puisse agir facilement. Quel sofa vais-je
choisir pour mon appartement ? Quelle plante vais-je
mettre sur mon balcon ? C’est certes caricatural, mais
voici le type de questions que l’on peut se poser, en
réaction à la globalisation et ses effets de
déstructuration. S’ajoutent toute une série d’aspirations
: je veux une qualité de vie à la hauteur, des magasins de
proximité, un vélo, pas de bruit quand je dors… Bref, une
manière de vivre son lieu comme un bien pour tous, un bien
commun. Ce « local » devient alors, dans la logique d’un
mouvement social écologique, le lieu à investir de manière
durable.
B. W.
C’est là qu’intervient l’enjeu du territoire et du lien
social ?
S. C.
Le retour au local – et aux éléments qui le caractérisent,
comme l’économie circulaire – suppose qu’on prenne soin de
cette proximité. Les investissements dans le bien-être du
lieu où l’on vit nécessitent désormais un comportement
civilisé de la part de chacun. On doit être respectueux
des lieux, qu’il s’agisse d’un village ou d’un quartier.
De même, si ces lieux n’offrent plus les qualités
recherchées, on les quitte pour en trouver d’autres. Dans
la logique du lien social, on essaie donc d’investir ces
lieux pour que tout le monde s’y trouve bien. On ramasse
ainsi les déchets : les habitants apprécient ce geste et
font de même, pour que chacun et chacune puisse aimer le
lieu habité. Pour développer ce bien-être local, il faut
aussi agir avec les personnes que l’on ne connaît pas, qui
sont là, proches de nous, et dont on ignore le statut ou
l’origine. À cette construction qui permet d’appartenir à
un lieu viennent se superposer les liens forts que l’on a
avec ses parents, ses frères et sœurs, qui eux ne vivent
pas là.
B. W.
Mais comment cette appartenance s’ancre-t-elle
?
S. C.
Cette construction du lien avec des personnes que l’on ne
connaît pas passe par une observation de l’autre, de son
comportement, de ses heures de sortie. Chacun essaie de
s’insérer dans le quartier de manière à ne pas déranger
l’autre. On s’organise avec des personnes invisibles qu’on
ne connaît pas et, si ces liens construits dans la tête
donnent du sens, on se sent bien. Sinon, on quitte le
quartier. On appelle ça la construction d’un environnement
de confiance ou de familiarité autour de lieux où l’on
vit.
B. W.
Cela suffit-il pour faire appartenance ?
S. C.
Pour cela, il faut encore développer une forme de civisme
qui nous rende actrices et acteurs du lieu que l’on
habite. Il y a ce lien invisible dont je parlais qui nous
relie aux autres, qui fait que l’on est reconnu comme
habitant du lieu. Il y a le comportement respectueux du
lieu, mais il y a plus : il faut aussi comprendre les
transformations de l’endroit, s’informer sur ce qui se
passe autour de nous, y être attentif. En se sentant
toujours mieux, plus à l’aise, les individus sont plus
attentifs les uns aux autres et le territoire devient
ainsi une valeur commune. Ils peuvent alors répondre à des
offres de participation. On a d’ailleurs cherché à savoir
quels sont les éléments qui entravent une dynamique
d’appartenance, qui nous empêchent de nous transformer en
acteurs du lieu : ce qui manque le plus généralement,
c’est une motivation à s’investir dans un lieu qu’on aime.
B. W.
Quels sont les instruments pour le faire ?
S. C.
Ce qu’on impose top down est une impasse. Cette
notion de civisme s’installe autrement. Des migrants
engagés dans le bénévolat nous ont expliqué qu’ils
s’étaient lancés dans l’action grâce à des rencontres
fortuites ou lors d’échanges avec des associations qui
expliquaient comment vivre dans le lieu d’arrivée, ou dans
le cadre de moments festifs, où ils étaient accompagnés de
leurs enfants. J’ai compris que ces offres de
participation à bas seuil – comme ces fêtes qui
accueillent tout le monde – créent des dynamiques de don.
Un feu d’artifice, une danse, des enfants costumés ou le
bonheur d’aller à l’école sont des dons qui obligent au
contre-don. Ce sont des dynamiques passionnantes : je
reçois un cadeau, je dois en donner un en retour. Dire
bonjour est déjà un don, qui débouche sur une construction
de familiarité. Les offres de participation peuvent alors
suivre.
B. W.
De cette manière, personne n’est jamais exclu ?
S. C.
Il y a plein de corps souffrants ou de personnes
discriminées qui, faisant partie d’un lieu, y sont
respectées. Dans le quartier où a eu lieu une fête – je
l’ai moi-même vécu –, tout le monde se met à saluer les
prostituées ou les dealers, car toutes et tous ont
participé à cette même fête. Ils parlent, ils font partie
d’un seul corps, de la communauté humaine. La
participation naturelle à une manifestation est beaucoup
plus efficace pour la cohésion que quand il y a eu une
invitation officielle, par exemple, car dans ce cas les
personnes concernées peuvent se sentir stigmatisées et pas
suffisamment légitimes pour y participer. Mais quand des
migrants demandent eux-mêmes à participer, cela a un effet
bien plus fort. Tout le monde appartient alors au même
territoire et se respecte.
Il faut instiller des partenariats en visant un minimum qui permette un accord entre tous. La démocratie d’un quartier peut se révéler très efficace.
B. W.
Si l’agir-ensemble ne se décrète pas, s’il doit partir
de la base, que peut faire l’État pour être certain de
réussir ?
S. C.
L’État peut bouger, mais pas par décret ! Je me souviens
d’actions dans le milieu de la drogue, où le pouvoir
donnait des impulsions en s’appuyant sur des associations
existantes ou en privilégiant des figures du quartier qui
inspiraient confiance et valorisaient l’autonomie. C’était
juste. Il faut instiller des partenariats en visant un
minimum qui permette un accord entre tous. La démocratie
d’un quartier peut se révéler très efficace.
B. W.
De quelle manière la Fondation Leenaards, qui doit
émettre des critères pour soutenir financièrement des
projets de solidarités locales, peut-elle agir ?
S. C.
La Fondation est très proche de la notion d’État : tous
deux ont des objectifs de bien commun, comme la majorité
des fondations. Il y a donc un parallélisme évident, et
leur engagement dans la lutte contre la pauvreté ou contre
la marginalisation, par exemple, les rapproche. L’un comme
l’autre veut atteindre ses objectifs. Cela dit, si une
fondation peut décider de donner ou non son argent, elle
peut aussi actionner d’autres instruments, par exemple en
mettant à disposition des appartements pour agir contre le
sans-abrisme. Elle peut prendre contact avec des
associations et même négocier ! Comme l’État, les
fondations doivent apprendre à « aller vers », elles
doivent « inciter à»… On peut toujours attendre que les
projets arrivent, mais si on veut donner des impulsions,
il faut être plus proactifs. On peut aussi faire en sorte
que l’argent arrive au bon endroit, en s’appuyant sur du
savoir scientifique et en étant volontariste, même si le
top down n’est pas la panacée. Les clés tiennent
en quelques mots : travailler ensemble, négocier et
prendre des risques.
Les liens sociaux – même invisibles – sont le point de départ du développement d’un sentiment d’appartenance […]. De là découle une responsabilisation pour le lieu, du civisme.
B. W.
Dans un tel contexte, en quoi des projets encourageant
les liens sociaux ou renforçant le sentiment
d’appartenance peuvent-ils aider à renforcer le
sentiment de résilience des citoyen.ne.s ?
S. C.
C’est un triptyque qui forme la résilience : les liens
sociaux – même invisibles – sont le point de départ du
développement d’un sentiment d’appartenance à un ou
plusieurs lieux. De là découle une responsabilisation pour
le lieu, du civisme. On ne jette, par exemple, rien par
terre si l’on se trouve dans un lieu qu’on aime. La
résilience est donc renforcée si l’on connaît (ou juste
reconnaît) les gens qui vivent au même endroit, si l’on se
sent appartenir à ce lieu et si l’on est prêt à s’y
investir.
La Suisse est certes championne de l’engagement civique, mais elle ne soigne pas assez sa valorisation.
B. W.
Somme toute, la Suisse fédéraliste, proche du terrain,
n’est-elle pas un bon modèle pour soutenir le bien
commun ?
S. C.
Le système fédéraliste est l’un des meilleurs pour
développer des initiatives d’en bas ! On est plus près du
pouvoir. Imaginez, en Suisse centrale, j’ai rencontré des
gens qui pensaient travailler pour un privé en œuvrant
pour leur commune. Il y a donc un lien très fort entre
l’engagement civique, le bénévolat et le fédéralisme. La
Suisse est certes championne de l’engagement civique, mais
elle ne soigne pas assez sa valorisation, comme s’il était
normal ou comme si l’on ne devait pas l’investir. Il y a
peu de politique orientée sur cette reconnaissance – ce
qui est dommage, car parler d’engagement civique, de
bénévolat, renforcerait dans l’ensemble de la société le
sentiment de vivre dans un endroit qui est à sauvegarder.
Nos voisins français, peu fédéralistes, ont compris qu’il
fallait faire davantage : ils ont créé des parlements de
bénévoles qui permettent à ces derniers d’être écoutés et
reconnus. En Suisse, l’engagement bénévole a été normalisé
et beaucoup d’associations sont hélas instrumentalisées
par l’État ! En plus du peu d’argent qu’on leur donne, il
suffirait de les remercier dans une campagne de
reconnaissance pour résoudre cette question. On sait en
outre – et ce n’est pas anodin – que les bénévoles sont
davantage motivés s’ils sont reconnus comme tels.
L’engagement bénévole est donc un bon signal pour le
vivre-ensemble, qui s’apparente à la notion d’appartenance
que je viens de développer. Le bénévolat participe à sa
manière à cette forme de civisme qui nous rend actrice et
acteur du lieu que l’on habite. Il crée lui aussi un
environnement de confiance.
Sandro Cattacin est professeur au Département de
sociologie de l’Université de Genève (UNIGE).
Ses thématiques de recherche sont la politique
et la sociologie urbaine, les politiques
sociales et de la santé, et la mobilité
internationale. Il vient de publier, avec
Fiorenza Gamba et Bob B. White,
Créer la ville. Rituels territorialisés
d’inclusion des différences, Éditions Les Presses de l’Université de
Montréal et Seismo, 2022.
Fiorenza Gamba, Sandro Cattacin et Nerea Viana Alzola
(éd.).
Ville et créativité.
Zurich, Genève : Seismo (2023).
Gamba Fiorenza, Sandro Cattacin et W. Bob White.
Créer la ville. Rituels territorialisés d’inclusion des
différences.
Montréal, Zurich, Genève : University of Montreal Press,
Seismo (2022).
Sidjanski Dusan, Sandro Cattacin et François Saint-Ouen
(éd.).
La ville et les migrations. Dynamiques urbaines et
enjeux européens.
Genève : Centre de compétences Dusan Sidjanski en études
européennes (2023).
Michael Balavoine
En quoi une recherche en médecine complémentaire est-elle
différente de celle menée en médecine conventionnelle
?
Chantal Berna Renella
L’objectif est le même. Il faut que le patient soit
satisfait de la prise en charge proposée. Les recherches,
qu’il s’agisse de médecine conventionnelle ou
complémentaire, vont toutes dans cette direction. En
médecine intégrative, l’intérêt porte souvent sur le vécu du
patient et sur son ressenti. Va-t-il mieux dans sa tête et
dans son corps ? Avance-t-il vers ses objectifs
thérapeutiques ? Il existe des manières de quantifier ces
éléments subjectifs. On construit des échelles avec des
métriques comme le fait de noter entre 1 et 10 la
satisfaction. Ce type d’études, appelées
Patient-reported outcomes, ne se font d’ailleurs
pas seulement en médecine complémentaire. Même le management
s’y met, car si le patient n’est pas content, il ne revient
pas ! La recherche en médecine complémentaire s’intéresse
par ailleurs aussi de plus en plus à des résultats dits «
durs » : effets de la méditation sur la longueur des
télomères, impact de l’hypnose peropératoire sur la quantité
d’opiacés consommés ou encore sur la durée de séjour
hospitalier.
Pierre-Yves Rodondi
C’est vrai qu’en médecine complémentaire les troubles
étudiés sont généralement fonctionnels. Fatigue, dépression
ou douleur : les critères sont subjectifs, même s’il existe
des standards. Avec ce genre d’études sur le vécu, un autre
élément peut venir complexifier la recherche : la
constitution de groupes contrôle. Quand vous testez un
médicament, le processus est relativement simple. Vous
prenez deux groupes homogènes, vous donnez au premier un
produit avec un mécanisme d’action connu et au second un
placebo, puis vous comparez les résultats. Pour tester des
soins non médicamenteux, la constitution de groupes contrôle
peut être plus complexe concernant le groupe placebo, mais
c’est un élément que l’on retrouve aussi dans d’autres
domaines, comme en psychothérapie. Pour moi, ces difficultés
sont l’occasion de questionner la science et sa méthodologie
d’évaluation, ce qui rend le travail extrêmement
intéressant.
M. B.
En médecine complémentaire, on ne connaît souvent pas le
mécanisme d’action des différentes techniques. Est-ce un
autre point de différence avec les recherches en médecine
conventionnelle ?
P.-Y. R.
Effectivement. En biomédecine, le schéma est souvent le
même. On décrit le mécanisme d’action d’une molécule et on
recherche une zone d’action. Il y a un ordre logique, avec
tout d’abord la compréhension du mécanisme d’action et des
autres expérimentations précliniques, avant de passer à la
clinique, au lit du patient. La substance ne sera mise sur
le marché qu’après toutes ces étapes. Dans les médecines
complémentaires, les techniques existent souvent depuis très
longtemps. Les gens les utilisaient bien avant que la
recherche scientifique existe, mais on ne sait pas encore
très bien comment elles fonctionnent. Il faut se poser des
questions de base sur les mécanismes, ce qui suppose une
autre forme de méthodologie.
Pierre-Yves Rodondi
M. B.
Cette complexité des recherches en médecine
complémentaire rend leur validation risquée pour les
agences gouvernementales. Cela entraîne-t-il un problème
de financement pour faire de la recherche dans ce domaine
?
C. B. R.
C’est un point central. Pour démontrer, il faut que les
études soient bien faites. Et pour qu’elles soient bien
faites, il faut des financements importants. Or, seules des
données très préliminaires sont disponibles pour de
nombreuses techniques en médecine complémentaire. Dès lors,
les grosses machines de la recherche internationale ne
prennent pas ce genre de risque. Les agences comme le Fonds
national suisse de la recherche scientifique attendent
d’avoir des certitudes pour lancer des programmes. Les
critères sont limitants. Pour être financé, il doit déjà y
avoir des articles publiés qui démontrent que c’est faisable
et reproductible. Le soutien à des projets pilotes et
novateurs, comme le permet l’initiative
Santé intégrative & société, est rare et donc très précieux pour faire avancer les
publications dans ce domaine.
Chantal Berna Renella
P.-Y. R.
Il faudrait oser faire de la recherche en se disant que les
résultats seront peut-être négatifs. Il existe beaucoup de
pathologies pour lesquelles nous n’avons pas de solution, et
pour lesquelles une recherche dans différentes directions
est nécessaire. Dans ce cadre, la question, il y a encore
quelques années, était de savoir si cela valait la peine
d’investir dans les médecines complémentaires. Aujourd’hui,
avec les résultats de ces dernières années, la question ne
se pose heureusement plus dans les mêmes termes.
Pratiquement plus aucun chercheur ne doute du fait que les
médecines complémentaires peuvent être étudiées de la même
manière que la médecine conventionnelle, avec la même
rigueur et la même crédibilité. Aux États-Unis, les
financements étatiques ont beaucoup augmenté ces dernières
années. On verra si la Suisse et l’Europe suivront. C’est à
espérer.
M. B.
Les thérapeutes des médecines complémentaires ont peu de
temps à consacrer à la recherche. Est-ce une autre
difficulté pour mener des études sur ces approches
?
P.-Y. R.
Comme des médecins installés en médecine conventionnelle,
les thérapeutes ne peuvent pas consacrer de temps à cette
activité. En même temps, leur accès au terrain est précieux
et manque à de nombreuses recherches, qu’il s’agisse de
médecines complémentaires ou conventionnelles. S’ajoute,
dans le monde des techniques complémentaires, une croyance
largement répandue : celle qu’il n’est simplement pas
possible de faire de la recherche sur ces pratiques. Pour
échanger dans ces domaines, on utilise plutôt le partage
d’expériences. Le vécu et la relation thérapeutique en
constituent le cœur. Un travail est nécessaire pour faire
comprendre que la recherche comme on la fait en biomédecine
ne veut pas dire renoncer à l’empirisme. Il est présent dans
toutes les recherches, même s’il ne suffit pas. Pour
démontrer, il faut aller plus loin.
C. B. R.
La plupart des études partent d’une expérience clinique. Si
une technique ou un traitement ne marche avec aucun patient,
on ne va pas initier une recherche dessus. Il y a au début
cette forme de « feeling » clinique, de vécu.
M. B.
L’enjeu des études sur les médecines complémentaires se
trouve aussi du côté de la possibilité de
leur remboursement. De quelles données disposons-nous sur
la question du coût-efficacité de ces mesures ?
P.-Y. R.
Cette problématique doit être au centre des réflexions que
nous menons sur les médecines complémentaires. Notre système
de santé fait face à de grosses difficultés financières. On
ne peut pas imaginer rembourser de manière généralisée tous
les traitements. Il faut mettre dans la balance la question
des coûts et de l’efficacité. Dans ce contexte, les données
scientifiques ne font pas tout, mais elles permettent
d’orienter les décisions.
C. B. R.
Cette question de coût-efficacité ne concerne d’ailleurs pas
seulement les médecines complémentaires. Il y a des
interventions chirurgicales qui n’ont pas pu démontrer une
supériorité à un placebo bien mené. D’ailleurs, l’élan de la
smarter medicine avec son slogan
choosing wisely vise à réduire des pratiques de
médecine conventionnelle largement répandues qui n’ont pas
montré de bénéfices. Néanmoins, un changement de pratique
demande des efforts importants en termes de formation et de
motivation.
M. B.
Même si elles n’ont pas démontré leur coût-efficacité,
les interventions de médecine conventionnelle ne
disparaissent que très rarement des catalogues des
prestations proposées par les hôpitaux. Au contraire des
thérapies complémentaires, qui ont de la peine à y entrer.
Pourquoi ?
P.-Y. R.
Les médecines complémentaires ne rentrent pas parce que ça
ne rapporte pas, ou beaucoup moins… Dans les dernières
recommandations américaines sur les douleurs dans le cancer
du sein, de l’acupuncture est proposée pour les patientes.
Mais si on propose de l’acupuncture en Suisse, le DRG (le paiement forfaitaire des actes hospitaliers, ndlr) baisse. Il y a donc un vrai problème : même quand on a
des données scientifiques, l’implémentation ne se fait pas
parce que le système ne le permet pas. Au-delà de la
question de l’efficacité, la mise en pratique est difficile
à cause des règles de financement des actes dans le système
de soins.
Pierre-Yves Rodondi
C. B. R.
De plus, on touche à l’enjeu des changements de pratique qui
sont étudiés et peuvent être guidés par la science de
l’implémentation. Que ce soit pour arrêter de pratiquer un
geste de médecine conventionnelle qui n’a pas démontré de
bénéfices (mais qui est devenu un acte de routine) ou pour
introduire une nouvelle technique complémentaire (qui, elle,
aurait démontré ses bienfaits), il s’agit d’investir des
efforts importants en termes de formation et de motivation.
Il faut donc une volonté forte et des moyens spécifiques
pour accompagner des changements de pratique qui soient
positifs pour le patient.